Photo (by Nuno Martins): Variable Geometry Orchestra
A la recherche du tempo perdu. Quelques lignes pour définir une sensation simple : le battement du groove de la vie qui avance. « Zon » bizarre de zombie blanc. La « musique créative » du dynamique label « Creative Source » de Lisbonne est-elle à tempo comme la plupart des musiques anciennes, nouvelles, populaires ou savantes ? La « musique créative » est à tempo comme son
géniteur le « free jazz ». La « musique créative » est sans aucun tempo comme sa génitrice, la musique indéterminée de John Cage, Fluxus et bien avant le futuriste Luigi Russolo. La « musique créative » change en permanence de mesures puis n’a plus aucune mesure et plonge dans un agrégat sonore de couches de bruits urbains ou ruraux. Longs passages de drone semblable au
continuum de roues des voitures contre le bitume, au martèlement des trains contre les rails, aux rumeurs pesantes d’avion à réaction, limite de l’infra basse, des choeurs de climatiseurs, toutes sortes de machines domestiques. Longue agrégation de chants d’oiseaux proches d’un jeu déstructuré de saxophone ou de giclées d’harmoniques de cordes violées dans leur intégrité mélodique.
La « musique créative » est cousine de la musique classique en ce sens qu’elle est fortement « rubato » : accélération et décélération structurelle. Les improvisateurs doivent écouter pour interagir ensemble. Ils cherchent une écoute profonde pour réagir dans le sens des autres intervenants. Ils approuvent. Ils imitent en variations diverses. Ils cherchent à s’approcher des rythmes et tonalités surgis dans l’instant. Certains font un truc parallèle sans chercher à compléter le discours des autres. Mais est-ce que la musique est un discours ? Si par hasard, elle l’est, voir, savoir, tendre vers l’autre, entendre et répondre leur importe peu. Situation de gens qui parlent tous en même temps sans aucune envie de se répondre. Chacun son truc. Tout le monde tape dans le ballon, considéré métaphoriquement comme une grosse note rebondissante. Cacophonie de l’équipe. Folie finie. Oiseaux tournoyants sur les places du sud au soleil couchant piaillant par milliers. Chaos sonore des tramways « Electricos » brimbalant sur leurs deux rails, comme une portée au hasard Baltazard. Un rail par note. Une quinte « Fado » plus du bruit blanc et une quarte augmentée Fa dièse Do. Nostalgie d’un monde sonore qui n’était bien qu’en rêve.
Aux sources de la « musique créative » les anciens disques de la fin des années 70 du label FMP de Berlin. La fureur, la colère, la rage chaotique du « Kaput Play » donnait une sorte de groove insurrectionnel de révolte absolue. Renverser la réalité des vibrations sonores. Investir le temps relativiste. Être à la fois au début et à la fin du segment musical. Foncer à toute allure à travers
l’agrégat sonore. Aux sources de la « musique créative » Derek Bailey du label Incus de Londres, avait imaginé un langage atonal à base de quartes augmentées, septièmes majeur et secondes, intervalles dissonants pour supprimer les relations harmoniques entre les sons. Le saxophone hurlant est souvent une variante de la sirène de Varèse : « Ionisation pour 13 percussionnistes » est clairement à tempo. Les figures sont complexes, mais on entend bien une pulsation à travers des figures rythmiques sophistiquées. La sirène omniprésente, annonciatrice de catastrophes plane au-dessus du rythme. La partition est écrite avec des mesures à trois, quatre ou cinq temps sur un tempo constant. Cette musique d’avant-garde est rythmique au même titre que les peintures cubistes de Picasso font penser aux masques africains.
Bon, finissons-en ! Vite la coda. Pas d’ennui, mais le temps ne passe pas trop vite. Le temps a tendance à ralentir à l’écoute de la « musique créative ». Défilé ininterrompu de doubles croches plus des accents indéterminés en forme de boum ou de tchak comme s’il en pleuvait. Tempête de bruit blanc, rose, vert, gris. Aucune organisation précise. Est-ce que l’improvisation est comparable
à la peinture abstraite ? Des grosses taches de projection de son. Des formes larges et variables. Catapulte de boucan. Géométrie de notes. Ensemble de sonorités individuelles. Mathématiques modernes. Roulement de cymbale. Perceuse à l’attaque du métal. Certaines sortes de « musique créative » sont voisines de la musique dite « industrielle », mais à plus bas niveau en décibel.
D’autres précurseurs sont les musiques « lettristes » d’Isidore Isou et le « Cri-rythme » de François Dufrêne, relevant de la poésie sonore. La « musique créative » est un bruit-rythme, un anti-rythme, un para-rythme, un bégaiement-rythme, un barouf-rythme, un moteur-rythme, un scratch-rythme, un silence-rythme. D’autres sources d’inventions toujours exploitées dans la «musique créative» sont le théâtre musical de Mauricio Kagel, les compositions électroniques de Karlheinz Stockhausen et toutes sortes d’expérimentations de la musique contemporaine.
Ernesto Rodrigues est le fondateur du label Creative Source, il joue du violon alto et pratique la conduction de grands orchestres d’improvisateurs. La musique minimaliste de ses divers groupes au Festival « Creative Source Fest XII » de Lisbonne s’exprime à niveau d’intensité sonore hyper bas. J’ai joué dans deux de ces groupes : « IKB » (en référence au bleu Klein), « Isotope » (en
référence aux atomes et protons). Une immense structure sonore perceptible seulement au microscope/phone. Le niveau sonore est par moment plus bas que celui de mon acouphène. Le bruit parasite généré par mon cerveau s’écoule dans l’imperceptible triple pianissimo de l’orchestre. Mon psychisme dégringole dans l’infinitésimale inaudible musique. En plus de mes instruments
habituels, j’avais utilisé le larsen de ma prothèse auditive (on le génère en le retirant de l’oreille et en mettant sa main en conque pour faire une sorte de wah wah très aigu et de faible intensité).
Cette musique est une sorte de camaïeu de bleu. Un monochrome de continuum invisible. La « musique créative » des nuages, de la pluie, du soleil et de l’air du temps est jouée par des musiciens au ralenti de la relativité.
Paradoxe et obsession de la musique du silence. J’entends que je suis sourd. J’entends donc je suis. Je suis sourd donc je ne suis pas. Entendre le silence. Se taire pour s’accorder au silence.
Être capable de ne pas toucher son instrument. Dissoudre son ego dans le quasi-silence des instrumentistes occupés à jouer quadruple pianissimo. Prendre conscience du bruit des avions survolant la ville dans la nuit où toutes les voitures sont grises. Percevoir le son paradoxal des harmoniques qui montent et descendent simultanément. « Je mens. Si c’est vrai, c’est faux. Si c’est
faux, c’est vrai. » Paradoxe du menteur datant de l’antiquité, souvent cité par le précurseur de l’ordinateur, Alan Turing. J’entends une note tempérée. Si c’est juste, c’est faux. Si c’est faux, c’est juste. Une note tempérée est fausse par rapport à la justesse naturelle, tout le monde le sait. Je suis sourd. Si c’est vrai, c’est faux. Si c’est faux, c’est vrai.
Pourquoi visualiser la musique par une écriture, une partition graphique, ou des symboles quelconques? Les virtuoses tziganes de la « Mittel Europa », les joueurs de kora de l’ancien royaume du Mali ou les musiciens d’Inde du Nord jouaient d’oreille et de mémoire une musique complexe. Même s’il existe en Inde du Nord un système d’écriture qui sert uniquement de guide à la mémorisation. On ne lit pas en jouant. On lit pour apprendre par coeur (comme l’on-dit bizarre) et ensuite la musique semble venir d’un territoire céleste, mais elle surgit de la tradition.
L’improvisation, cela va sans dire, n’a aucun besoin d’être écrite, mais à l’heure du monde virtuel une épiphanie visuelle de vidéographie augmente l’impact sonore. La plupart des musiciens populaires post techno utilisent des clips visuels ou des animations de veejing. L’improvisation peut, elle aussi, être décorée avec de l’image. La tension entre audio et visuel créée un nouveau
sens. L’image est partout. Je suis obligé de plonger dans l’iconographie pour atteindre l’abstraction de la musique. La musique se déroule dans un temps constant. Le visuel et l’écriture peut se lire du futur au passé ou du présent au futur.
« Novo Video Scratch Orchestra » est une continuation du « Treatise » de Cornelius Cardew et de son groupe « Scratch Orchestra ». Ma version « novo » serait plus proche de « treatise » traduite comme « traitrise » que son sens premier de « traité ». Les règles restent identiques à la version originale : aucune règle. C’est de l’improvisation totale avec quelques indications minimums. L’idée de base est de remplacer une jolie partition graphique de style musique contemporaine par du veejing, de la vidéo graphique pleine de couleurs et de joie. (Ce n’est pas tant une trahison parce que Cardew cherchait à faire une musique d’avant-garde s’adressant au peuple et non à une élite).
Il est temps de mélanger tous les arts pour créer du nouveau. Les deux portées muettes en pied d’écran renvoient à l’idée de départ de « treatise ». La demi-heure de vidéo fabriquée en amont sera diffusée dans la salle, dans le dos des musiciens qui ne sont même pas obligés de la regarder. Des miroirs posés sur les pupitres comme des rétroviseurs permettent aux musiciens de visualiser la vidéo projetée derrière eux. Manipulation technique minimum.
Finalement je jour du concert à O'Culto da Ajuda, une belle salle destinée à la musique contemporaine de Lisbonne, j’étais le premier arrivé et le dernier servi. Un maigre sound check de cinq minutes. Pas de répétition. Il y avait cinq groupes au programme comme chaque soir de cette semaine du « Creative Source Fest XII ». Trois batteries sur scène et des instruments partout pour les groupes jouant avant et après nous. Plateau compliqué. Après avoir surmonté quelques solides difficultés les jours passés, le concert fut assez grandiose. Le projet a bien fonctionné. L’idée de contrôler la vidéo par des miroirs posés sur les pupitres sur scène était vraiment « fun ». Dans la pénombre, l’image vidéo reflétée par ces psyché à deux balles donnait l’impression de regarder
dans le fond d’un puits miraculeux de conte de fées. L’image était ternie bizarrement par son reflet.
L’image devenait magique comme si elle surgissait d’avant le siècle de la révolution technologique.
Une création diabolique d’images animées venues du mystère. La vidéo créative diffusée sur un écran géant prenait en otage les yeux des auditeurs comme n’importe quel programme de télévision. Étienne Brunet